Le marchand de "ftaïrs"

Publié le par Michèle Pontier-Bianco

S'il est un régal simple et peu onéreux, c'est  un beignet tout chaud : un ftaïr. On le nomme ainsi dans la région de Constantine. Ailleurs en Algérie, on peut dire : sfenj ou : khfaf. Ce nom viendrait du mot arabe :  isfenj (éponge) . SI je ne fais pas d'erreur ! Le mélange de farine et de semoule fine les rendrait plus légers.

Je connaissais surtout deux marchands de beignets. Celui de la rue Rohault de Fleury était sur le trajet " aller " du Lycée, mais il était peu conseillé de  risquer de se graisser les mains avant d'aller en cours ! J'étais donc vraiment cliente du second, rue Desmoyens, perpendiculaire à la rue Damrémont, donc dans mes parages. 

Notre marchand de beignets trônait en hauteur, assis en tailleur sur une construction de ciment revêtue de carreaux de faïence bleue, de la hauteur d'un comptoir de bar. Une toile drapait ses jambes repliées, faisant comme un  tablier. 

Nous le regardions faire avec intérêt. Il prenait une boule de pâte à beignets, l'aplatissait rapidement, un peu comme une galette et d'un geste délicat, il en saisissait les bords. Avec une dextérité surprenante, il la tenait devant lui (comme lorsque l'on étend du linge) tout en la faisant tournoyer. Le cercle s'agrandissait, la forme s'amorçait. Le centre devenait peu à peu transparent, les bords formant un bourrelet. 

Le ftaïr était prêt à cuire, il le jetait dans une bassine d'huile bouillante. En nous haussant sur la pointe des pieds, nous le regardions frétiller d'aise (ou se tordre de douleur) au milieu des bulles. Lorsqu'il était bien doré, il était adroitement repêché et aussitôt enveloppé dans un épais papier grisâtre. Il chauffait nos mains en dégageant un parfum appétissant.

Après avoir quitté Constantine, j'avais en vain cherché mes friandises préférées à Poitiers. A Montpellier, j'avais trouvé un filon pour les makrouds et les zalabias ; rien pour les ftaïrs, hélas. Et puis un jour, je vis dans la vitrine de mon boulanger, une pile de grands beignets ronds. Tout en regrettant de les avoir froids, j'en achetai, en ayant l'idée de les réchauffer dans le four (!) . Le goût d'un beignet traditionnel en était agréable.

Peu de temps après, je  me trouvais  dans la file d'attente de cette boulangerie. Or, la porte du fournil étant restée ouverte, on voyait la lueur rouge du four dont la chaleur parvenait jusqu'à nous. Je fus surprise de voir le boulanger en short d'un blanc douteux. Sa posture était bizarre : il se tenait en équilibre sur une jambe, l'autre étant posée sur un  tabouret. Il préleva une boule de pâte dans un récipient et l'aplatit en une  galette. Sous mes yeux horrifiés, il la posa sur son genou épais, rouge et graisseux ! Il façonna ainsi le pâton pour l'étirer, le genou servant ainsi de " forme " ! Naturellement, je ne pouvais que vider les lieux.

Des années après, à Lyon, je vis à travers la vitrine d'une pâtisserie orientale, un homme sortant des " vrais " ftaïrs d'une bassine de friture. Enfin ! J'en goûtai un immédiatement et ne fus point déçue. Je compris quand même que ce n'était pas une spécialité : des gâteaux variés s'empilaient partout autour de nous . Il ne régnait donc pas là, le cérémonial que nous aimions. Et puis, dans la grande valse des magasins que connaît la ville, cette pâtisserie disparut. 

Ma recherche, souvent vaine, tendrait à prouver que mieux vaut rester sur l'impression indélébile d'un bon souvenir : le ftaïr, comme un soleil doré sur un fond de céramique bleue ...

 

Marchand de beignets - crayon sur Canson, 25 cm x 25 cm

Marchand de beignets - crayon sur Canson, 25 cm x 25 cm

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